Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

BGE 96 I 586



96 I 586

89. Arrêt du 24 juin 1970 dans la cause Aleinick contre Cour de justice
et Procureur général du canton de Genève. Regeste

    Pressefreiheit. Meinungsäusserungsfreiheit. Art. 55 BV.

    1.  Eine vervielfältigte Schrift, die zur Verteilung an mehrere
hundert Personen bestimmt ist und einen idealen Zweck verfolgt, ist ein
"Presseerzeugnis", das den Schutz der Pressefreiheit geniesst (Erw. 3).

    2.  Eine kantonale Vorschrift, nach welcher die unentgeltliche
Verteilung einer solchen Schrift auf öffentlicher Strasse der vorherigen
behördlichen Bewilligung bedarf, ist weder mit der Pressefreiheit
(Art. 55 BV), welche die Vorzensur ausschliesst (Erw. 4), noch mit der
durch das ungeschriebene Verfassungsrecht des Bundes gewährleisteten
Meinungsäusserungsfreiheit vereinbar (Erw. 6).

Sachverhalt

    A.- Selon le "Règlement sur la vente, la distribution et le colportage
des journeaux, publications et écrits quelconques", du 9 décembre 1895,
modifié notamment les 5 février 1949 et 30 décembre 1959, la vente,
la distribution et le colportage des journaux, écrits ou publications
quelconques, sur la voie publique ou dans des lieux publics, sont soumis à
l'autorisation préalable du Département de justice et police (art. 1er).
Cette autorisation, toujours révocable, doit être immédiatement refusée ou
retirée si ces journaux, publications ou écrits tombent sous le coup des
art. 204 et 212 du code pénal suisse, s'ils portent atteinte au bon renom
de la Suisse ou de Genève ou sont contraires aux bonnes moeurs, ou encore
s'il s'agit d'illustrations, photographies, récits ou insertions de nature
à suggérer, provoquer ou glorifier des actes criminels ou délictueux
(art. 2 al. 1). Le département peut aussi interdire l'exposition,
l'offre ou l'annonce, sur la voie publique, dans les vitrines ou tout
lieu accessible au public, des journaux, publications ou écrits visés par
le présent règlement. Il peut en outre, sur le préavis du Département de
l'instruction publique, en interdire l'offre, la remise ou la vente aux
mineurs de moins de 18 ans (art. 2 al. 2).

    D'autre part, la loi pénale genevoise, du 20 septembre 1941, prévoit
à l'art. 37 des peines d'arrêts et d'amende pour les contraventions de
police, notamment pour "ceux qui ont contrevenu aux lois et règlements sur
la presse, les annonces publiques, les éditeurs, imprimeurs et afficheurs"
(chiffre 35).

    B.- Dame Clothilde Aleinick a distribué aux ouvriers de la "Société
genevoise d'instruments de physique" (SIP), le 21 novembre 1968 à 11
h. 45, devant l'entrée de la fabrique, un tract polygraphié de quatre
pages qui s'en prenait à la commission ouvrière, critiquait l'attitude
de la direction de l'usine et des dirigeants syndicaux et invitait les
travailleurs à exiger de la commission ouvrière la mise sur pied d'une
assemblée générale pour la semaine suivante. Elle a été frappée d'une
amende de 100 fr. par le Service des contraventions, pour n'avoir pas
demandé l'autorisation prévue à l'art. 1er du règlement. Le Tribunal
de police a réduit l'amende à 60 fr. par décision du 29 mai 1969. Sur
appel de dame Aleinick, la Cour de justice a confirmé ce jugement le 22
septembre 1969, notamment pour les motifs suivants:

    L'appelante ne peut pas invoquer la liberté de la presse, car le texte
distribué n'est pas destiné à la discussion publique, mais seulement aux
ouvriers de la SIP. En revanche, la convocation publique à une réunion
relève de la protection du droit de réunion qui, à la différence du
droit d'association (art. 56 Cst.), ne jouit pas expressément d'une
garantie du droit constitutionnel. L'appelante ne s'est cependant,
avec raison, pas plainte d'une atteinte au droit de réunion; elle ne
saurait donc se plaindre d'une violation, à son détriment, d'une garantie
constitutionnelle.

    C.- Agissant par la voie du recours de droit public, dame Aleinick
requiert le Tribunal fédéral de déclarer inconstitutionnel l'arrêt rendu
le 22 septembre 1969 par la Cour de justice du canton de Genève, partant
de l'annuler. Elle allègue la violation de la liberté d'expression, droit
constitutionnel fédéral non écrit, de la liberté de la presse (art. 55
Cst.) et de la liberté de réunion, également garantie par le droit fédéral;
à titre subsidiaire, elle allègue encore la violation de l'art. 4 Cst.,
estimant que le règlement, destiné aux publications d'ordre commercial,
a été appliqué arbitrairement à son cas, et que sa condamnation viole le
principe de la proportionnalité.

    La Cour de justice conclut au rejet du recours.

Auszug aus den Erwägungen:

                      Considérant en droit:

Erwägung 2

    2.- Selon la cour cantonale, la recourante ne pouvait pas invoquer en
sa faveur la garantie constitutionnelle de la liberté de la presse, car le
tract distribué n'était pas destiné au public en général, mais uniquement
aux ouvriers d'une entreprise déterminée, la SIP. La recourante conteste
cette opinion et soutient que le tract en question bénéficie aussi de
la liberté de la presse et que partant sa distribution ne pouvait être
subordonnée à une autorisation préalable, les mesures préventives à
l'égard des produits de l'imprimerie étant inconstitutionnelles. Il y
a lieu d'examiner d'abord cet argument, la liberté de la presse étant
expressément garantie par l'art. 55 Cst.

Erwägung 3

    3.- Pour bénéficier de la protection de l'art. 55 Cst., l'expression de
la pensée par la voie de la presse doit satisfaire à certaines conditions.

    a) Il faut qu'il s'agisse d'un produit de l'imprimerie; on entend par
là non seulement les documents reproduits par des moyens typographiques,
mais également par la lithographie, la photographie, l'héliogravure,
la polycopie ou reproduction à l'aide d'une matrice (cf. FAVRE,
Droit constitutionnel suisse, 2e éd., p. 321; AUBERT, Traité de droit
constitutionnel suisse, no 2084; cf. aussi RO 74 IV 130, 78 IV 128). Il
est constant que les tracts distribués par dame Aleinick ont été reproduits
au moyen d'une matrice, de sorte qu'on doit les considérer comme produits
de l'imprimerie au sens de l'art. 55 Cst.

    b) Il faut ensuite que l'écrit en question soit destiné à la
publication, qu'il soit "destiné à un nombre plus ou moins grand de
lecteurs" (RO 31 I 393).

    Selon les indications données par l'avocat de la recourante,
le tract aurait été reproduit en 750 exemplaires, dont environ 600
auraient été distribués. Il est sans importance que le tract fût destiné
essentiellement au personnel d'une seule entreprise industrielle; le grand
nombre d'ouvriers et d'employés de la SIP suffit à faire considérer comme
remplie la présente condition.

    c) Il faut enfin que le produit imprimé tende à la réalisation d'un
but idéal, à l'exclusion d'un but commercial. Le tract incriminé traite
surtout de la position de la commission ouvrière dans l'entreprise, de
sa composition et de son rôle vis-à-vis de l'ensemble des ouvriers. Le
but poursuivi est ainsi de nature idéale, même si l'amélioration de la
situation matérielle des travailleurs était finalement recherchée.

    En conclusion, on doit reconnaître que le tract distribué par dame
Aleinick est un produit de la presse au sens de la doctrine et de la
jurisprudence et qu'il bénéficie de la protection de l'art. 55 Cst.

Erwägung 4

    4.- a) Comme toute liberté, la liberté de la presse n'est pas
absolue; elle n'est garantie que dans le cadre de la constitution et de
la loi. Elle est en outre limitée par les exigences de l'ordre public,
savoir par les mesures de police que les pouvoirs publics peuvent imposer
pour sauvegarder la tranquillité, la sécurité, la salubrité et la morale
publiques, ainsi que la bonne foi dans les relations d'affaires (RO
87 I 117, 91 I 326 consid. 4, 92 I 31). Pour être compatibles avec la
constitution, ces restrictions de police doivent satisfaire à l'exigence
de la proportionnalité, c'est-à-dire qu'elles ne doivent pas aller au-delà
du but de police recherché: si ce but peut être atteint par des mesures
moins sévères, ces mesures seules peuvent être prises, à l'exclusion
de mesures plus restrictives pour la liberté des citoyens (RO 90 I 343,
91 I 327, 92 I 35 consid. 7).

    b) Il est généralement admis que les restrictions apportées à la
liberté de la presse ne peuvent consister qu'en des mesures répressives
et non pas préventives (cf. BOURQUIN, La liberté de la presse, p. 334;
LUDWIG, Schweiz. Presserecht, p. 114; NEF, FJS no 321, p. 6; AUBERT,
Traité de droit constitutionnel suisse, no 2094). Si des exceptions ont
été tolérées par la jurisprudence, c'était en raison d'un danger jugé
imminent pour l'ordre et la sécurité publics, en période politique troublée
(cf. RO 60 I 108 ss., notamment 121).

    Cependant la vente - sur la voie publique - des produits de
l'imprimerie est assimilée au colportage et peut dès lors, selon la
jurisprudence, être subordonnée à une autorisation préalable (RO 42 I
255 consid. 2, 58 I 230 consid. 4, 59 I 15 consid. 5). Cette exigence
s'explique par le fait que le colportage comporte pour le public des
inconvénients et des risques (indiscrétion parfois excessive des vendeurs,
danger que des personnes de moralité douteuse s'introduisent dans les
maisons, etc.) que les autres modes de diffusion de la presse ne créent
pas (RO 59 I 16 consid. 5; cf. aussi RO 84 I 22). Mais l'exigence de
l'autorisation, si elle est compatible avec la constitution, n'implique
nullement la possibilité d'une censure préalable.

    Il faut également mettre à part les imprimés servant à la publicité
commerciale qui ne bénéficient pas de la liberté de la presse, mais de la
liberté du commerce et de l'industrie (RO 42 I 81, 73 IV 15 consid. 5) et
peuvent de ce fait être soumis par les cantons, en vertu de l'art. 31 al. 2
Cst., à des prescriptions spéciales qu'il n'y a pas lieu d'examiner ici.

    c) Les motifs qui justifient l'exigence d'une autorisation pour la
vente d'imprimés par la voie du colportage sont sans pertinence lorsqu'il
s'agit de la simple distribution - gratuite - d'imprimés dans la rue
et sur les places publiques. Les dispositions relatives à la publicité
commerciale ne peuvent pas non plus s'appliquer à des imprimés qui ne
poursuivent aucun but commercial mais qui visent avant tout un objectif
de caractère idéal: politique, syndicaliste, culturel, religieux.

    Des mesures préventives ne se justifient nullement en cette matière:
le danger que la distribution d'imprimés de ce genre peut présenter
pour l'ordre et la sécurité publics, notamment pour la circulation des
véhicules et des piétons, voire pour la propreté des rues, est minime;
les mesures ordinaires de police (ordre de "circuler", d'évacuer des
lieux où d'éventuels attroupements se formeraient, etc.) suffisent à
l'élimination des troubles causés à l'ordre et à la sécurité. Le principe
de la proportionnalité des mesures administratives s'oppose à ce que des
exigences trop élevées (en l'espèce une autorisation préalable) soient
fixées là où des dispositions moins restrictives suffisent. Et dans
la mesure où l'exigence de l'autorisation préalable devrait permettre
de contrôler le contenu de l'imprimé à distribuer, le cas échéant
d'en interdire la distribution, elle se justifierait encore moins, à
raison de son caractère de censure préalable, proscrite par le principe
constitutionnel de la liberté de la presse.

    Sans doute pourrait-on imaginer l'hypothèse oùla distribution de tracts
se ferait avec une telle ampleur et un tel concours de personnes qu'il
pourrait en résulter des attroupements défavorables à la circulation
des piétons, voire des véhicules; un tel cas se rapprocherait alors
de la "manifestation", à propos de laquelle la cour de céans a jugé
que l'exigence de l'autorisation préalable était licite (RO 96 I 228
consid. 7). Une telle hypothèse constitue cependant l'exception: il
ne serait nullement justifié de se fonder sur elle pour introduire la
procédure d'autorisation. Il n'est d'ailleurs pas exclu que, même dans un
tel cas, les mesures ordinaires de police pourraient suffire à éliminer les
troubles éventuels causés par une distribution d'une telle ampleur. Quoi
qu'il en soit, il s'impose d'admettre en principe que la distribution
de tracts sur le domaine public ne présente qu'un danger minime pour
l'ordre et la sécurité publics, danger auquel les mesures ordinaires
de police suffisent à parer, excluant ainsi des mesures préventives,
plus rigoureuses. Reste toutefois réservée l'application de la clause
générale de police (RO 91 I 327, 92 I 31, 95 I 346 consid. 5).

Erwägung 5

    5.- S'agissant d'une activité qui s'exerce sur le domaine public,
on peut se demander si les pouvoirs publics n'ont pas la faculté de la
restreindre plus qu'ils ne peuvent le faire en vertu de leur pouvoir
de police.

    Il est généralement admis que l'Etat jouit d'une plus grande liberté
en cette matière: il peut notamment, même sans base légale, subordonner à
l'octroi d'une autorisation ou d'une concession une utilisation privative
du domaine public par un particulier (RO 95 I 249 consid. 3 et les arrêts
cités). Cependant, lorsqu'il s'agit d'un usage commun, chacun a le droit
en principe d'utiliser le domaine public librement - autrement dit sans
autorisation préalable - et gratuitement (RO 77 I 288, 83 I 147, 88 I 22
consid. 6).

    On peut se demander si la distribution gratuite d'imprimés sur
la voie publique constitue un usage privatif soumis à autorisation,
ou simplement un usage commun. A première vue, il semble qu'une telle
activité ne mette pas davantage à contribution le domaine public que le
parcage des véhicules ou la réunion de quelques personnes arrêtées pour
causer. Cependant plusieurs dispositions légales ou réglementaires,
cantonales ou communales, soumettent à une autorisation préalable la
distribution de publications, d'imprimés, de feuilles volantes, etc.,
sur la voie publique, ce qui laisserait supposer qu'on considère en
général une telle activité comme un usage privatif. Certains cantons
et villes qui prévoient le principe de l'autorisation préalable font
cependant une exception pour les imprimés poursuivant un but idéal,
relevant de la liberté d'opinion.

    La question de l'usage commun ou privatif peut cependant rester
indécise en l'espèce où, comme on va le voir, l'examen du grief de
violation de la liberté d'expression, soulevé au premier chef par la
recourante, fait apparaître inconstitutionnelle l'autorisation préalable
prévue pour la distribution sur la voie publique d'imprimés à caractère
idéal.

Erwägung 6

    6.- La liberté d'expression, dont la liberté de la presse est une des
manifestations, n'est pas consacrée par une disposition expresse de la
constitution fédérale. Cependant le Tribunal fédéral l'a reconnue comme un
"principe fondamental du droit fédéral ou cantonal" (RO 87 I 117), puis
expressément comme un droit constitutionnel non écrit de la Confédération
(RO 91 I 485 consid. 1, 96 I 224; cf. aussi "Rapport du Conseil fédéral à
l'Assemblée fédérale sur la Convention de sauvegarde des droits de l'homme
et des libertés fondamentales", FF 1968 II p. 1129), au même titre que
la liberté individuelle, la liberté de la langue et la liberté de réunion
(RO 96 I 224).

    Mais la liberté d'expression n'est pas seulement, comme d'autres
libertés expresses ou implicites du droit constitutionnel fédéral,
une condition de l'exercice de la liberté individuelle et un élément
indispensable à l'épanouissement de la personne humaine; elle est encore
le fondement de tout Etat démocratique: permettant la libre formation de
l'opinion, notamment de l'opinion politique, elle est indispensable au
plein exercice de la démocratie. Elle mérite dès lors une place à part
dans le catalogue des droits individuels garantis par la constitution et
un traitement privilégié de la part des autorités.

    Certes, la liberté d'expression n'est pas illimitée. On peut d'ailleurs
se demander si les restrictions prévues - diversement selon les cas -
par la constitution fédérale pour l'exercice des libertés explicites
sont applicables telles quelles aux libertés implicites, notamment à la
liberté d'expression. Point n'est besoin cependant de répondre ici de façon
complète à cette question; il suffit de relever qu'en général l'exercice
de cette liberté ne comporte pas de risque tel qu'il faille le subordonner
à une autorisation préalable, même s'il requiert la mise à contribution du
domaine public. En tout cas, en l'espèce, les exigences de cette liberté
doivent l'emporter sur le pouvoir de l'Etat de réglementer l'usage du
domaine public, étant donné qu'il s'est agi d'une mise à contribution de
la part d'une personne isolée et qu'elle a consisté uniquement dans la
distribution gratuite d'imprimés ayant un but idéal.

Erwägung 7

    7.- Ainsi l'exigence de l'autorisation préalable prévue par l'art.
1er du règlement genevois, dans la mesure où elle vise la distribution
d'imprimés à caractère idéal, est incompatible avec la liberté de la
presse garantie par l'art. 55 Cst. et avec la liberté d'expression,
droit constitutionnel fédéral non écrit. Partant, la décision attaquée, se
fondant sur une disposition inconstitutionnelle, est elle-même contraire à
la constitution et doit être annulée. Dans ces conditions, il est superflu
d'examiner encore le grief tiré de la violation de la liberté de réunion.

Entscheid:

Par ces motifs, le Tribunal fédéral:

    Admet le recours et annule la décision attaquée;