Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

BGE 115 IA 127



115 Ia 127

26. Extrait de l'arrêt de la Ire Cour de droit public du 13 juin 1989
dans la cause Farine contre Grand Conseil du canton de Genève (recours
de droit public) Regeste

    Art. 12 BV, 178 KV-GE; Verbot der Annahme eines von einem ausländischen
Staat verliehenen Ordens durch ein Mitglied des Grossen Rates.

    1. Der Bund hat dem Art. 178 KV-GE insofern die Genehmigung verweigert,
als dieser nicht mit Art. 12 BV übereinstimmt (E. 2a).

    2. Art. 12 BV verbietet auch Orden humanitärer und kultureller Art
(E. 3).

Sachverhalt

    A.- Depuis le 24 février 1983, le recourant Jacky Farine est membre du
Grand Conseil du canton de Genève. Par lettre du 25 mai 1987, le Ministre
de la culture et de la communication de la République française lui a fait
savoir qu'il a été nommé "Chevalier de l'ordre des Arts et des Lettres" par
arrêté ministériel du 21 mai 1987, sous son pseudonyme Jack Yfar. La remise
de la médaille des arts et des lettres accompagnait cette nomination. Selon
la lettre du ministre, l'ordre a été créé en 1957 pour récompenser les
personnes qui se sont distinguées par leurs créations dans le domaine
artistique ou littéraire ou par la contribution qu'elles ont apportée au
rayonnement des arts et des lettres, en France et dans le monde.

    Le 16 juin 1988, sur la base d'un rapport présenté par une commission,
le Grand Conseil a constaté que l'art. 12 Cst. interdit qu'un membre
d'une autorité législative cantonale accepte une décoration conférée
par un gouvernement étranger, et qu'une infraction entraîne la perte du
mandat. Jacky Farine devait par conséquent choisir s'il voulait conserver
sa décoration ou son mandat de député.

    Agissant par la voie du recours de droit public, Jacky Farine a
demandé au Tribunal fédéral d'annuler la décision du Grand Conseil et
de renvoyer la cause au bureau de cette autorité. Il s'est plaint d'une
application arbitraire des règles cantonales applicables, notamment de
l'art. 178 Cst. gen., et d'une violation de l'art. 12 Cst. Le Tribunal
fédéral a rejeté le recours, dans la mesure où il était recevable.

Auszug aus den Erwägungen:

                  Extrait des considérants:

Erwägung 2

    2.- Jacky Farine se réfère à l'art. 178 Cst. Gen., qui interdit
aux députés d'accepter une décoration d'un gouvernement étranger sans
l'autorisation du Grand Conseil, ainsi qu'à l'art. 22 du règlement
du Grand Conseil, qui coïncide avec la disposition précitée. Il fait
valoir que le parlement a appliqué ces règles de manière arbitraire en
retenant qu'il n'avait aucun pouvoir d'appréciation pour décider si une
médaille constitue une décoration au sens de l'art. 12 Cst. En outre, il
est prétendument insoutenable d'appliquer, pour la procédure, l'art. 224
du règlement du Grand Conseil.

    a) L'art. 178 Cst. gen. prévoit, pour les membres du Grand Conseil et
les fonctionnaires et employés de l'Etat, une interdiction des titres,
décorations, traitements ou pensions de gouvernements étrangers qui
correspond à celle de l'art. 12 Cst.; cependant, la possibilité d'une
autorisation est prévue. Pour les membres du Grand Conseil, l'autorisation
est donnée par ce corps.

    Le recourant reproche au Grand Conseil de n'avoir pas fait usage du
pouvoir d'appréciation qui lui est conféré et qui lui permet d'autoriser,
éventuellement, l'acceptation d'une décoration. A son avis, il est faux
de se référer simplement à la Constitution fédérale et à la pratique des
autorités fédérales. Cette argumentation méconnaît que le droit fédéral
prime le droit cantonal, et qu'une autorisation cantonale n'est par
conséquent pas possible lorsque l'acceptation d'une décoration se heurte
à l'interdiction de l'art. 12 Cst.

    La Constitution du canton de Genève porte la date du 24 mai 1847;
l'art. 178 figurait déjà dans le texte d'origine. A cette époque, avant
la création de l'Etat fédéral, une garantie de la Confédération n'était
pas nécessaire. Une mise à jour complète de la Constitution genevoise a
cependant été réalisée le 7 novembre 1958 et approuvée par les citoyens
le 7 décembre 1958. La nouvelle version a alors reçu la garantie selon
un arrêté fédéral du 12 juin 1959 (FF 1959 I 1591). Celui-ci réserve
toutefois que plusieurs dispositions, en particulier l'art. 178, doivent
être appliquées dans les limites du droit fédéral. Sur ce point, dans
son message à l'Assemblée fédérale (FF 1959 I 1438), le Conseil fédéral
retenait que

    "[l'art. 178] interdit aux membres du Grand Conseil, ainsi qu'aux
   fonctionnaires et employés de l'Etat d'accepter, sans autorisation
   soit du

    Grand Conseil soit du Conseil d'Etat, titres, décorations, émoluments
ou
   pensions d'un gouvernement étranger. ici aussi il faut réserver la
   prohibition et la sanction de l'art. 12 Cst. en ce qui concerne les
   membres du Grand Conseil et rappeler qu'en vertu du droit fédéral
   l'interdiction des décorations et des titres étrangers s'applique en
   outre à tous les militaires."

    La Confédération a ainsi refusé d'accorder sa garantie à l'art. 178
Cst. gen. dans la mesure où cette disposition n'est pas conforme à
l'art. 12 Cst. S'il constatait que l'acceptation d'une nomination à l'Ordre
des arts et des lettres était contraire à l'interdiction des décorations
de l'art. 12 Cst., le Grand Conseil devait en déduire que l'autorisation
prévue par la Constitution cantonale n'entrait pas en considération. Il
a appliqué l'art. 12 Cst. en se conformant à la pratique des autorités
fédérales, qu'il a étudiée de manière détaillée. Le recourant lui reproche
d'avoir omis arbitrairement d'exercer le pouvoir d'appréciation qui lui est
conféré par l'art. 22 de son règlement, qui répète la règle de l'art. 178
Cst. gen. Il est exact que les décisions des autorités fédérales relatives
à l'art. 12 Cst. sont des précédents qui ne lient ni le Grand Conseil
ni le Tribunal fédéral; un jugement indépendant est garanti. Le Grand
Conseil connaissait cette situation; cela ressort de l'examen approfondi
de l'affaire par la commission législative et aussi de la discussion
du plénum. Il a étudié l'origine et le sens actuel des art. 12 Cst. et
178 Cst. gen. Il en a conclu, avec la volonté de respecter le droit
fédéral, que l'acceptation de la décoration était interdite par l'art,
12 Cst, Les critiques du recourant sont donc injustifiées.

    b) Ce dernier soutient à tort qu'il était inadmissible d'appliquer
l'art. 224 du règlement du Grand Conseil. Cette disposition règle
la procédure à suivre lorsqu'un député se trouve dans une situation
d'incompatibilité, et son al. 4 vise expressément les cas qui surviennent
au cours de la législature. L'al. 5 prévoit que le Président du Grand
Conseil invite le député concerné à choisir, dans un délai de huit jours,
entre le mandat de député et la fonction tenue pour incompatible. Cette
réglementation peut être appliquée par analogie en cas d'acceptation
d'une décoration décernée par un gouvernement étranger.

Erwägung 3

    3.- Le recourant prétend que l'art. 12 Cst. ne fait pas obstacle à
l'acceptation de l'Ordre des arts et des lettres. Le Tribunal fédéral
examine librement cette question, en tenant toutefois dûment compte
de l'opinion du Grand Conseil du canton de Genève, qui est l'autorité
cantonale suprême. Il n'est pas lié par la pratique des autorités
fédérales, mais il ne saurait ignorer les solutions que celle-ci a
apportées.

    a) Les méthodes développées pour l'interprétation des lois ordinaires
s'appliquent en principe aussi aux dispositions constitutionnelles (ATF
112 Ia 212 consid. 2a, avec références). Le Tribunal fédéral fait usage
de plusieurs critères (ATF 110 Ib 7 consid. cc, avec références). Il se
réfère d'abord à la lettre de la disposition (ATF 111 Ia 209 consid. 6a)
et il détermine le sens et le but de la réglementation légale avec toutes
les méthodes d'interprétation reconnues (ATF 109 Ia 303 consid. 6c et
d). Il met à contribution les travaux préparatoires et respecte la volonté
originelle du constituant ou du législateur, dans la mesure où celle-ci
a été exprimée dans le texte à interpréter (ATF 109 Ia 303 consid. 12c
avec références). Les travaux préparatoires sont pris en considération
lorsqu'ils permettent d'attribuer un sens net à un texte obscur, mais plus
ils sont anciens, moins ils sont concluants (ATF 111 II 152 consid. 4a,
108 Ia 37).

    Le Tribunal fédéral a jugé que, pour les règles constitutionnelles,
le rôle des divers critères d'interprétation varie selon qu'il s'agit
d'une prescription organique ou de la garantie d'un droit fondamental
dont il faut déterminer l'étendue. Dans le premier cas, la marge
d'interprétation est relativement étroite. En effet, les règles organiques
de la Constitution n'ont pas la portée et la souplesse des dispositions
qui régissent, sur le fond, les rapports de l'Etat à ses citoyens. Ces
dernières nécessitent, plus qu'une interprétation, une concrétisation
qui tienne compte de conditions historiques et de conceptions sociales
en évolution. En revanche, les règles organiques reflètent la volonté du
constituant quant à la structure et au fonctionnement de l'Etat. Elles
définissent un ordre qui n'a guère besoin d'être concrétisé. Des
conceptions nouvelles ne peuvent pas être reçues lors de l'interprétation
de la Constitution; s'il y a lieu, elles doivent être introduites par un
amendement. Par conséquent, en l'absence d'un texte tout à fait clair,
les données historiques sont prépondérantes; il faut s'en tenir aux
représentations du constituant au moment où la règle a été édictée et à
la pratique subséquente des autorités chargées de son application (ATF
112 Ia 112 consid. 2a).

    b) Le texte de l'art. 12 Cst. est dépourvu d'ambiguïté. Il interdit
l'acceptation de pensions, traitements, titres, cadeaux ou décorations
de la part de gouvernements étrangers. Cette disposition vise d'abord
les membres des autorités fédérales, les fonctionnaires fédéraux civils
et militaires et les représentants et commissaires fédéraux. Il a son
origine dans la Constitution de 1848; la révision totale de 1874 ne
lui a apporté qu'une modeste extension. Ce n'est que sur la base d'une
initiative populaire déposée en 1928 que l'interdiction a été élargie
aux membres des gouvernements et des autorités législatives des cantons
(BURCKHARDT, Kommentar zur Bundesverfassung von 1874, 3e éd., p. 101 ss).

    aa) En qualité de membre du Grand Conseil du canton de Genève, le
recourant appartient au cercle des personnes auxquelles l'acceptation
d'une décoration est interdite tant par l'art. 12 Cst. que par l'art. 178
Cst. gen. La notion constitutionnelle de la décoration ("Orden") est
également claire. Il s'agit de la marque extérieure de l'appartenance
à une collectivité, réelle ou seulement fictive, qui n'existe que pour
honorer des personnes méritantes par une dénomination commune, et qui
est décernée selon des règles précises, de manière qu'elle constitue une
institution durable (BURCKHARDT, op.cit., p. 104). L'Ordre des arts et
des lettres est sans aucun doute, selon ces critères, une décoration. Il
ressort de la lettre du Ministère de la culture et de la communication, du
25 mai 1987, que cet ordre est une institution permanente créée en 1957,
et que la nomination à l'un de ses trois grades (commandeur, officier,
chevalier) intervient selon des règles déterminées, aux fins de reconnaître
des contributions artistiques ou littéraires particulières. Il faut donc
retenir, à première vue, que l'acceptation de cette distinction se heurte
au texte clair de l'art. 12 Cst.

    bb) D'après l'origine historique de l'interdiction des décorations,
le recourant prétend que celle-ci n'est pas dirigée contre l'acceptation
d'une distinction culturelle pour les contributions littéraires ou
artistiques. Il est exact que, du point de vue historique, l'interdiction
est liée au recrutement de mercenaires, au moyen de paiements, par les
Etats étrangers, selon une pratique qui était courante dans l'ancienne
Confédération (sur les antécédents et sur l'élaboration de l'art. 12 Cst.,
voir l'exposé détaillé de PIAGET, Das Pensionen-, Titel- und Ordensverbot,
thèse Zurich 1936, p. 7 ss). Cependant, l'interdiction reposait d'emblée
sur l'idée tout à fait générale que les personnes au service de la
Confédération ne doivent avoir à l'esprit que l'intérêt de celle-ci, sans
avoir d'obligations, même morales, envers d'autres Etats (cf. BURCKHARDT,
op.cit., p. 103). Cet objectif global a aussi été exprimé dans les
discussions relatives à l'initiative de 1928 en faveur de l'extension
de l'interdiction. Celle-ci devait, selon le projet, atteindre tous les
Suisses sans exception. Cette rigueur a été jugée excessive, ce qui a
mené à un contre-projet, finalement adopté, qui étendait l'interdiction
des décorations aux membres des gouvernements et des parlements cantonaux.

    Au regard de ces éléments, l'influence historique du service militaire
à l'étranger, qui a pu jouer un rôle dans la constitution de 1848,
n'impose nullement l'interprétation restrictive de l'art. 12 Cst. qui est
préconisée par le recourant. D'après le message relatif à l'initiative
précitée, cette disposition doit combattre toute influence indésirable,
pouvant se manifester aussi dans les cantons, exercée par la remise de
décorations et de pensions. Le Conseil fédéral relevait que les cantons
entretiennent de multiples relations culturelles et économiques avec
l'étranger, qui peuvent les mener à entrer en rapport direct avec les
autorités étrangères dans le cadre des art. 9 et 10 Cst.; cette situation
ne devait pas être ignorée, car quatorze cantons ou demi-cantons touchaient
au territoire étranger (rapport du Conseil fédéral du 30 août 1929; FF
1929 II p. 795). L'art. 12 Cst. est destiné à exclure toute influence
propre à compromettre l'indépendance des personnes concernées; cet
objectif rigoureux ressort clairement du texte constitutionnel ainsi que
des travaux préparatoires. Même des liens purement moraux, engendrés par
des distinctions humanitaires ou culturelles, doivent être évités; à ces
fins, les membres des parlements et gouvernements cantonaux ont également
été assujettis à l'interdiction des décorations. Le constituant de 1931
a voulu aussi interdire, au sein des parlements cantonaux, l'acceptation
de décorations à caractère culturel.

    cc) La pratique des autorités fédérales montre également la vaste
portée de l'art. 12 Cst. Elle confirme qu'il n'y a aucune différence,
au regard de cette disposition, selon qu'une décoration récompense des
performances militaires ou des contributions humanitaires ou culturelles
(voir les exemples mentionnés par PIAGET, op.cit., p. 90 ss). Le rapport de
la commission législative du Grand Conseil relève avec pertinence que le
conseiller national Jean Ziegler a été invité, au début de la législature
en cours, à abandonner le titre de chevalier de l'Ordre des arts et des
lettres, qu'il a reçu à l'instar du recourant, ou à abandonner son mandat
à l'Assemblée fédérale (BOCN, 30 novembre 1987, p. 1546).

    dd) Il reste à examiner si les modifications de la situation
politique, survenues depuis 1931, imposent une appréciation différente. La
jurisprudence du Tribunal fédéral n'exclut pas qu'une interprétation
contemporaine puisse mettre en évidence une évolution du sens donné à
une règle constitutionnelle, notamment en raison d'une transformation du
contexte historique (ATF 104 Ia 291 consid. c). Cependant, la signification
attribuée à l'art. 12 Cst. n'a pas changé. Il importe peu qu'en raison
du cercle des personnes concernées et de l'objet de l'interdiction,
l'art. 12 Cst. ne parvienne qu'imparfaitement à prévenir des ingérences
de l'étranger. A cet égard, les arguments du recourant ne dispensent pas
le juge constitutionnel d'appliquer le droit en vigueur en en respectant
le sens et le but. Contrairement à l'opinion soutenue dans le recours,
l'interdiction des décorations ne fait pas obstacle à la collaboration
de la Suisse, en matière culturelle et humanitaire, avec les autres pays
et les organisations internationales. Elle n'entrave pas non plus les
citoyens dans leurs travaux scientifiques, littéraires ou artistiques,
même s'ils appartiennent au groupe défini par la disposition critiquée.

    De plus, l'interdiction des décorations s'apparente étroitement avec
les règles organiques de la Constitution, cela même si elle ne peut pas
tout à fait être assimilée à celles-ci. L'évolution des conceptions ne
peut pas être prise en considération lors de l'interprétation des règles
sur l'organisation des pouvoirs publics et la compétence des organes de
l'Etat; elle doit plutôt mener à un amendement de ces règles (ATF 112
Ia 213 consid. 2a, 216 consid. 2dd). Ce principe s'applique également à
une interdiction des décorations étrangères visant un groupe déterminé de
personnes; une telle règle ne perd pas sa validité simplement parce que,
le cas échéant, le rôle de l'institution a changé.